EDOUARD FERLET
C’est en commençant d’improviser, pour s’amuser, sur le piano familial, qu’Edouard Ferlet, vers l’âge de 7 ans, s’est soudain découvert un goût pour la musique, appréhendée spontanément comme pur plaisir des sons et de leur agencement. Son intérêt pour l’instrument s’affirmant, ses parents lui offrent alors des cours particuliers de “piano jazz” puis de solfège, et Edouard n’a qu’une douzaine d’années lorsqu’il commence à jouer dans un petit orchestre de jazz amateur dirigé par un cousin qui lui apprend les rudiments du chiffrage des accords à l’américaine. Dés cet instant Edouard n’a plus qu’une idée en tête : devenir musicien. Il se passionne pour les grands maîtres du piano jazz moderne, Chick Corea, Herbie Hancock, Keith Jarrett, mais aussi pour la musique de Miles Davis, Bill Evans, Ahmad Jamal, tous les grands noms du jazz traditionnel. Il a 16 ans lorsqu’il participe à un stage d’été du prestigieux Berklee College Of Music. Une expérience décisive qui lui permet de s’étalonner par rapport aux jeunes apprentis musiciens de sa génération, de s’ouvrir à de nouvelles techniques de jeu, d’appréhender notamment l’importance primordiale du rythme et du groove — et au final de renforcer sa vocation. Rentré en France, il passe son Bac et deux ans plus tard retourne à Berklee pour un séjour cette fois de trois ans. Il y parfait sa culture et ses connaissances, tant en jazz qu’en musique classique, s’ouvre à tous les styles, multiplie les collaborations et les rencontres, apprend la transcription, l’arrangement, l’harmonie, découvre en « master class » les musiciens de la jeune génération (Branford Marsalis, Greg Osby, Kenny Werner), suit les cours de grands professeurs comme Herb Pomeroy, Hal Crook, Ed Tomassi, Ray Santisi, Ed Bedner — bref ne vit plus que de musique et pour la musique. Après l’obtention en 1992 de son diplôme en “Jazz Composition” — agrémenté du prix du meilleur pianiste de jazz de l’école, le “Berklee jazz performance award” — Edouard Ferlet, au lieu de tenter l’aventure new-yorkaise comme nombre de ses condisciples, décide de rentrer en France.
Riche de son nouveau savoir faire, il trouve rapidement du travail dans le milieu de l’audiovisuel (télévision, publicité) et acquiert une solide expérience dans le domaine de la composition grâce à la diversité et à la variété des commandes qu’on lui passe. Durant cette même période, encore très influencé par des pianistes comme McCoy Tyner, Kenny Kirkland ou Richie Beirach, il intègre progressivement le petit monde du jazz parisien, monte ses propres orchestres (quelques trios puis un quintet avec Stéphane Belmondo et François Théberge) et joue à l’occasion dans les grands clubs de la capitale (Le Petit Opportun, La Villa, Le Sunset, Le Hot Brass). En 1996 il enregistre et autoproduit son premier album en leader, « Escale» avec Grebor Hilbe à la batterie, Gary Brunton à la contrebasse, Simon Spang-Hanssen au saxophone et Claus Stotter à la trompette : 12 compositions originales d’un jazz moderne et raffiné laissant pour la première fois affleurer sa sensibilité européenne. En 1999 il renouvelle l’expérience et, à la tête d’un nouveau quintet mettant en lumière Médéric Collignon et Christophe Monniot, deux artistes phares du jeune jazz hexagonal de l’époque, signe avec « Zazimut » un second album plus personnel et aventureux dans ses formes comme dans ses énergies.
Cette même année, il s’associe au contrebassiste Jean-Philippe Viret pour cofonder le Trio Viret, en compagnie du batteur Antoine Banville. Enregistré en 2001 pour le label Sketch leur premier album, « Considérations », attire aussitôt l’attention de la critique par son mélange original de lyrisme, de swing et de raffinement formel fondé sur la grâce d’arrangements évoquant la musique de chambre impressionniste. Le groupe enregistrera dans cette configuration encore trois autres albums (« Etant donné » (Sketch, 2002), « L’indicible » (Sketch, 2006) et « Autrement dit ») avant que Fabrice Moreau ne remplace Banville à la batterie en 2008, apportant au trio d’autres couleurs et d’autres perspectives rythmiques. Un nouveau triptyque phonographique («Le temps qu’il faut » (Mélisse, 2008), « Pour » (Mélisse, 2010) et « L’ineffable » (Mélisse, 2014) rend compte de cette évolution. Lauréat des Victoires du Jazz 2011 dans la catégorie « Meilleur groupe de l’année », ce trio, 15 ans après sa création, demeure aujourd’hui encore l’un des principaux vecteurs d’expression et d’expérimentation du pianiste.
Parallèlement à son implication toujours plus intensive dans le développement du Trio Viret, Edouard Ferlet publie en 2004, toujours chez Sketch, « Par tous les temps », son premier album en piano solo. Une œuvre réfléchie, entièrement composée de thèmes originaux, dans laquelle le pianiste définit plus clairement encore ses territoires esthétiques et idiomatiques, en une musique lyrique relevant sans conteste du jazz moderne mais laissant percevoir, notamment dans le souci du son, une influence subtile de la tradition classique occidentale habilement resongée.
Il multiplie par ailleurs les collaborations dans des registres très variés, jouant des claviers aux côtés du chanteur Geoffrey Oryema dans un contexte résolument world music, participant au spectacle musical de Lambert Wilson « Nuit Américaine », arrangé par Régis Huby (2005) mais surtout prenant en charge la direction musicale et les arrangements des spectacles de la diva Julia Migenes « Alter Ego » (2006) « Hollywood Diva » (2009) et «Migenes-Schubert » (2010) pour des climats oscillant entre cabaret, jazz, variété et musique classique.
En 2005, obéissant conjointement à son goût de l’entreprise et à un réel souci d’indépendance artistique, Ferlet s’associe avec Benjamin Gratton pour fonder avec Mélisse sa propre structure englobant des activités de production discographique, d’édition musicale et de création de spectacle — qu’il s’agisse de concerts, de pièces de théâtre (« L’inattendu » de Fabrice Melquiot), de spectacle musicaux (« Le Mâle entendu », en 2010 avec Nancy Huston), ou encore d’actions pédagogiques. Rapidement reconnu comme un label d’excellence pour ses choix éditoriaux, la qualité de sa production et l’élégance de se charte graphique, Mélisse devient dés lors le support privilégié de ses propres projets. Il y publie « L’Écharpe d’Iris » en 2007 avec Alain Grange au violoncelle, Simon Spang-Hanssen au saxophone et Xavier Desandre-Navarre aux percussions puis en 2009 « Filigrane » accompagné de Fabrice Moreau à la batterie et de deux jeunes musiciennes parmi les plus créatives de la scène jazz européenne, Airelle Besson à la trompette et Alexandra Grimal au saxophone. Ces deux disques très différents dans leurs humeurs comme dans leurs formes, offrent, envisagés conjointement, un point de vue très pertinent sur l’étendue et la variété des territoires esthétiques couverts par le pianiste.
En 2012 Edouard Ferlet obtient un gros succès public et critique en faisant paraître son second album en solo « Think Bach », entièrement consacré à la musique de Jean-Sébastien Bach, amoureusement détournée, trafiquée, transfigurée. Un travail à la fois libre et rigoureux, mêlant réflexion savante, virtuosité formaliste et pur plaisir du jeu dans lequel le pianiste pour la première fois avec cette évidence laisse affleurer dans son discours tout ce que sa poétique doit à l’univers du classique. Dans la continuité de ce projet, Ferlet poursuit aujourd’hui son exploration des rapports entre musique baroque et improvisation en développant une collaboration en duo avec la claveciniste Violaine Cochard.